Audition de Côme Jacqmin (SM) par la CNIL

vendredi 22 avril 2005, par SM
Intervention de membres du collectif

La CNIL a organisé des auditions sur le projet INES. Dans ce cadre, Côme Jacqmin (secrétaire général du SM) a présenté le 22 avril 2005 les positions du SM.

Au sein du syndicat de la magistrature, nos craintes concernent les dangers de l’utilisation des identifiants biométriques, la constitution d’un fichier central et aussi la question du couplage d’usages multiples de la future carte nationale d’identité. Ce dernier point est à rapprocher des finalités qui sont nécessaires pour justifier le recours à un tel dispositif.

Nous sommes réticents à l’idée d’un recours banalisé aux identifiants biométriques numérisés. Le projet INES soulève des enjeux importants autour de la question de l’identité de chacun d’entre nous. Nous assistons à un changement de registre. Notre identité est-elle sociale ou biologique ? Nous ne pouvons rester indifférents à ce projet qui introduirait un grand changement dans la manière dont s’institue l’identité. En effet, une nouvelle base d’état civil serait constituée qui remettrait en cause le principe déclaratif et instituerait un soupçon de principe sur l’identité de chacun. Il s’agirait d’un changement de valeurs dans notre société.

Le recours à la carte d’identité obligatoire, qui remet en cause la liberté de preuve de l’identité, même implicitement, participe de cette même logique. Nous restons attachés à la notion de liberté de la preuve de l’identité et au caractère non obligatoire du port d’un titre d’identité, a fortiori du type de celui qu’on nous annonce.

Cette méfiance par rapport au recours à des identifiants biométriques s’explique par le contexte d’évolution technologique. La lecture sans contact de la puce contenue dans le titre nous préoccupe. En effet, les puces RFID permettent leur lecture à distance à l’insu de leurs porteurs. Même si le projet exclut cette hypothèse dans un premier temps, la pression de l’évolution technologique étant ce qu’elle est, la question de la lecture à distance se posera à terme.

Les techniques de reconnaissance faciale sont à mettre en lien avec le développement exponentiel de la vidéo surveillance. Dans ce domaine, les enjeux en termes de libertés publiques sont fondamentaux.

Ce projet n’est « confortable » que pour l’Etat, pas pour le citoyen qui serait appelé à justifier de ce qu’il est. Il s’agit d’un premier pas vers un marquage systématique des individus. Aux Etats-Unis, l’implantation de puces sur le corps humain est expérimenté...

sur le fichier central

Le projet de constitution d’un fichier concernant toute la population et recensant les données biométriques est sans précédent. Les éléments biométriques sont des données sensibles car ils pourraient notamment permettre de déterminer l’appartenance raciale d’une personne.

En outre, nous sommes méfiants sur le principe de la constitution d’un tel fichier compte tenu de sa taille et de la difficulté à en maîtriser les finalités potentielles. Tout fichier présente des risques de dilution de ses finalités du fait des possibilités techniques qu’il offre, et ce, nonobstant la déclaration de ses finalités à la CNIL.

Les expériences récentes nous ont échaudés. Par exemple, le fichier de police judiciaire STIC a été constitué illégalement puis légalisé et est aujourd’hui utilisé à des fins administratives. De même, le fichier national des empreintes génétiques (FNAEG) dont le champ était à l’origine limité aux crimes sexuels a été peu à peu étendu.

Lorsque des fichiers sont créés, ils donnent souvent lieu à des applications sécuritaires. En tant que magistrats, nous utilisons quotidiennement, dans le cadre des procédures d’enquêtes, les fichiers des opérateurs téléphoniques des cartes bleues, etc. . Cette crainte d’une utilisation secondaire du fichier INES est d’autant plus importante que nous avons l’impression d’un décalage entre les contrôles formels mis en place et la capacité effective de contrôle de la CNIL.

sur la carte d’identité électronique

Le couplage des usages multiples de la future carte d’identité électronique pose un problème particulier. Il serait fallacieux de soutenir qu’un titre ne serait pas obligatoire alors qu’il serait impossible de s’en passer pour vivre normalement d’un point de vue social. Cela pose la question de la légitimité du couplage des usages sécuritaires et des usages commerciaux.

Nous nous interrogeons sur la réalité des finalités invoquées pour justifier le recours au dispositif envisagé. Il existerait une nécessité liée à l’ordre international (contraintes de l’OACI, règlement européen sur le passeport biometrique). Cet argument n’est pas convaincant. En effet, le schéma qui nous est proposé, celui du couplage d’un titre avec un fichier, n’est pas celui qui est retenu dans le cadre du passeport européen. En ce qui concerne la nécessité de sécuriser les titres d’identité, nous aurions souhaité que des éléments d’appréciation sur la fraude documentaire soient fournis (ampleur, nature et conséquences des falsifications). Or le Ministère de l’Intérieur lui-même ne dispose pas de ces éléments.

Ce nouveau titre est présenté comme un outil « pratique » pour accéder aux téléservices de l’administration électronique et aux transactions de commerce électronique. Au regard des risques d’atteintes à la vie privée, cet argument n’est pas du tout recevable. Ce qui doit être protégé est la liberté d’aller et de venir et la vie privée. Nous ne pouvons donc accepter cet argument de nature « publicitaire ».

S’agissant de la lutte contre la fraude documentaire, nous n’avons pas d’expertise particulière sur son importance et ses conséquences. La fraude documentaire n’est pas le quotidien des magistrats en juridictions, y compris dans le domaine pénal. Nous n’avons pas donc pas d’attente particulière par rapport à une nouvelle carte d’identité, électronique de surcroît.

Les usurpations d’identité seraient un des outils principaux des groupes terroristes. Je n’ai pas d’indice me permettant de penser que les attentats auraient été empêchés par une meilleure lutte contre la fraude documentaire. Je considère qu’il s’agit d’un argument de circonstance qui, rapporté aux enjeux et aux craintes, ne me paraît pas justifier les atteintes contre les libertés individuelles.

A cet égard, le fichier central n’empêcherait les fraudes que dans le cas de demandes multiples. En revanche, il ne permettrait pas de vérifier la validité d’une première demande sauf à introduire des éléments biométriques dans les informations de naissance.

S’agissant de l’enregistrement de l’adresse dans un fichier central tel que celui envisagé dans le cadre du projet INES, il convient de noter que cette donnée pourrait ainsi permettre la traçabilité des individus. L’adresse figure certes sur les cartes d’identité, mais aucune administration ne se contente de cette donnée pour déterminer le domicile d’une personne. Par ailleurs, la mise à jour de cet élément n’est pas obligatoire.

sur les procédures de contrôle et de vérification d’identité

La facilitation des contrôles d’identité que permettrait ce dispositif ne figure qu’en filigrane dans le texte du projet. Il s’agit pourtant de la finalité la plus évidente. Nous souhaiterions avoir des explications sur cette finalité dans un contexte où nous observons une multiplication et une facilitation de l’exercice de ces contrôles et une ineffectivité des règles de droit qui sont censées l’encadrer. Sauf quand la défense développe une argumentation pertinente sur les circonstances du contrôle, la question n’est jamais posée. Les tribunaux correctionnels sont réticents à intervenir sur ces questions. Parler d’obstacle juridique à l’exercice de ces contrôles est, par conséquent, injustifié.

Lors des procédures de vérification de l’identité, les empreintes peuvent être relevées mais doivent être détruites sous le contrôle du procureur de la République si aucune procédure n’est engagée à l’encontre de la personne. L’état de fonctionnement des parquets étant ce qu’il est, je ne pense pas qu’ils vérifient que les empreintes sont détruites conformément aux obligations légales. Cette question de la vérification de l’identité ne fait pas l’objet d’une attention particulière. En effet, le quotidien des parquets est la garde-à-vue.

Les garanties des procédures de contrôles d’identité sont ineffectives : L’opportunité des contrôles pose problème. La plus grande difficulté réside dans le contrôle des conditions dans lesquelles les policiers peuvent procéder à ces vérifications.

Le Conseil constitutionnel avait rappelé les circonstances dans lesquelles peut s’effectuer un contrôle d’identité. Dans les faits, ce cadre est rarement respecté. Nous constatons la pratique de fouilles systématiques que les policiers appellent « palpations » et qui ne peuvent s’analyser juridiquement que comme des perquisitions.

En conclusion, il semble que nous assistions à un retour de l’histoire, Safari revient. Mais la société a changé et des phénomènes d’accoutumance sont à l’oeuvre, pour partie résultant du contexte sécuritaire de l’après 11septembre.

La CNIL sera amenée à se prononcer sur le projet de carte d’identité nationale. Je suggère que votre réflexion porte sur les deux points essentiels que sont le couplage d’usages et la constitution du fichier central de données biométriques. Il me paraît simple de justifier que le couplage d’utilisations n’ayant aucun rapport entre elles n’est pas opportun. Si le gouvernement souhaite faciliter l’accès des Français au commerce électronique, il peut créer un mécanisme distinct et gratuit. Par ailleurs, la constitution d’un fichier de la population nous paraît dangereuse pour les raisons que j’ai évoquées.


Compte-rendu disponible au format PDF sur le site de la CNIL